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Dans la forêt d’Argonne. Documents de la Section photographique de l’Armée française (fascicule 4) Images de la première guerre mondiale 1914-1918

NOUS saurons un jour tout ce qui s’est dépensé d’héroïsme de ténacité, de patience et d’abnégation dans cet étroit espace de terre française, partagé entre Champagne et Lorraine, que l’on nomme l’Argonne, région célèbre parmi les militaires, les géologues et les amis de la forêt, mais profondement inconnue de la grande masse du public. Et voici que, depuis les débuts de la guerre, le nom de ce terroir sylvain est revenu chaque jour. On a appris l’existence de ce pays, peuplé de bûcherons et de charbonniers, après avoir été, au temps jadis, le domaine des gentilshommes verriers.
De cette forêt ignorée, le public a bientôt connu les coins les plus solitaires : pavillon de Saint-Hubert, fontaine aux Charmes, pavillon de Marie-Thérèse, fontaine Houyette, cantons de la Fille-Morte et des Courtes-Chausses, ravins des Meurissons, lieux que les bûcherons et les gardes connaissaient seuls, car toute la vie se portait dans le long couloir de la Biesme qui divise en deux parties le sud de la grande forêt.

LES DÉFILÉS DE L’ARGONNE

Dans cette region de la Biesme seulement, et même sur un étroit espace entre Vienne-le-Château, Varennes et Boureuilles, ont été livrés les combats acharnés et sanglants dont les communiqués nous apportèrent sans cesse la nouvelle. Mais l’Argonne forestière est autrement vaste : elle couvre 100 kilomètres de longueur, depuis la région ardennaise jusqu’au Barrois, dont Bar-le-Duc est la ville maîtresse, et une largeur de 10 à 12. Ce n’est là qu’une partie du pays d’Argonne, autrement étendu dans le sens de l’ouest à l’est, jusqu’à la Meuse.
Ce long rideau de collines boisées offrait de grands obstacles à la circulation, alors que l’art de l’ingénieur n’avait pas réussi à triompher des difficultés du terrain pour l’établissement des routes.
On ne traversait l’Argonne que par des passages naturels, dont un seul offrant une grande largeur : celui que dessine la partie de la vallée de !’Aire allant rejoindre l’Aisne. Depuis la campagne de Dumouriez en 1792, ces passages portent le nom un peu pompeux de défilés; celui de !’Aire est dit de Grandpré, à cause du gros bourg bâti au centre ; plus au nord, le défilé de la Croix-aux Bois; plus au nord encore, le défilé du Chesne-Populeux évoquent le souvenir de la campagne de Valmy. Jusqu’ici ils ne jouent aucun rôle dans la guerre, sinon celui de Grandpré, comme ligne de communication pour les Allemands entre la Champagne et les bords de la Meuse, a l’aide du chemin de fer de Bazancourt à Apremont.
V ers le sud, la vallée de la Biesme offre un passage que continue, à partir du Four-de-Paris, le ravin des Meurissons; on l’appelle défilé de la Chalade, du nom d’un village situé assez loin;
enfin, plus loin encore, est le défilé des Islettes où passe, depuis longtemps, la route de Paris à Verdun par Sainte-Menehould, les Islettes et Clermont-en-Argonne. Cette voie est doublée par un chemin de fer d’une grande importance stratégique. Tous les efforts des Allemands, depuis la bataille de la Marne, tendent à reprendre ce passage abandonné pendant la retraite, disons même la déroute, de l’armée du Kronprinz. Mais, malgré des sacrifices formidables d’hommes, malgré une prodigieuse dépense de munitions, des travaux de sape et de mine, les soldats du Kaiser n’ont guère pu dépasser le défilé de la Chalade ; ils sont contenus vers le Four-de-Paris et dans la partie de la forêt appelée bois de Courte-Chausse.

ASPECTS DE L’ARGONNE

Jamais contrée plus tranquille ne devint plus tragique. S’il n’y a pas beaucoup de ruines d’habitations, c’est que les villes sont absentes, les villages et les hameaux, très rares, répartis seulement au long de la Biesme ; aussi ne faut-il pas chercher ici de très nombreuses traces de combats représentées par des ruines. C’est la nature surtout qui a été atteinte, les arbres de la forêt décapités ou fauchés par les obus, le sol criblé d’entonnoirs, entaillé par les lignes zigzagantes des tranchées, des réseaux de fils de fer barbelés interdisant l’accès des sentiers et des fourrés familiers aux bûcherons et aux chasseurs, voilà tout ce qui évoquerait le grand drame pour le visiteur – si l’on pouvait visiter l’Argonne. Les vues saisissantes que nous reproduisons permettront cependant de comprendre la nature des combats qui ont eu lieu et se poursuivent dans ce couloir de la Biesme et du ruisseau des Meurissons, c’est-à-dire le défilé de la Chalade que l’on suivra sur la carte de la page 112. Les illustrations sont disposées dans l’ordre d’un itinéraire remontant le cours de la calme rivière argonnaise.

DE VIENNE-LA-VILLE A VIENNE-LE-CHATEAU

Celle-ci débouche de la forêt pour atteindre l’Aisne entre Saint-Thomas et Vienne-la-Ville où le chemin de fer de Revigny à Vouziers et Hirson possède la gare qui dessert la vallée inférieure de la Biesme. Malgré son nom et son surnom, Vienne-la-Ville n’est qu’un très modeste village de 400 âmes, charmant jadis avec ses maisons en colombage, c’est-à-dire formées de poutrelles entrecroisées et de torchis, se mirant dans l’Aisne limpide. Le paysage a de la grandeur ; deux promontoires se font face et forment un couloir dans lequel la Biesme descend en replis répétés. Mais le tableau est douloureux  autourd’hu~ : Vienne-la-Ville, sans cesse bombardee, n’étant plus qu’une rume ; nos soldats ont dû créer des abris à l’aide de poteaux et de branchages (Pl. Il).
Un chemin, délicieux autrefois, descend un instant la rive gauche de l’Aisne pour atteindre le val de Biesme et conduire a Vienne-le-Château (Pl. Ill et IV) ; il longe les futaies de l’Argonne portées sur des collines très plissées, entre lesquelles descendent de clairs ruisselets. Un joli hameau, la Renarde, garde l’issue d’un ravin pénétrant dans une partie de la forêt dite les Hauts-Bâtis. Lui aussi est en ruines comme, plus loin, Vienne-le-Château,
façon de petite ville, centre le plus important d’un canton dont le chef-lieu, Ville-sur-Tourbe, est au pied de la fameuse Main de Massiges. Comme elle était charmante jadis, la mignonne cité animée par une industrie inattendue en un tel lieu. Elle fabriquait les chéchias de nos zouaves et de nos turcos, les fez des Marocains et des Tunisiens. Combien dorment en Argonnede ces soldats d’Afrique que coiffaient les rouges bonnets produits à Vienne-le-Château. Aujourd’hui, les obus allemands ont incendié ou renversé les tranquilles logis, comme ils ont arasé les arbres de tant de cantons et de triages : ainsi, autour de la fontaine Houyette, à un quart de lieue de Vienne-le-Château, source aux abords de laquelle tant de sang fut répandu.
Rares sont les hameaux autour de Vienne ; la forêt étreint partout la vallée; la population se concentre au long de la Biesme, sur la rive droite, rive lorraine exposée au soleil, tandis que le versant champenois est sans cesse assombri. De ces hameaux dont le plus grand, la Placardelle, a pour rue la route dite la Grande Tranchée qui parcourt la côte champenoise, rien ou presque rien ne subsiste, les sentinelles s’abritent dans les ruines (Pl. IV et VI).

LA HARAZÉE ET SAINT-HUBERT

En amont de Vienne le-Château, la Biesme chemine dans un large pli à fond de prairies, ourlées au nord par de raides pentes revêtues de bois, tandis qu’au sud le coteau de la Placardelle a quelques cultures. Cette partie de l’ Argonne offre des perspectives profondes (Pl. VIII à XII) ~t ~ heur~ux
paysages maintenant dévastés. Les bo!s que les proiectiles n ont pas meurtris tombent sous la hache; 11 faut . tant ,de poutres. et de poteaux, tant de clayonnages pour les abns 1 ~ es_t une de’ astation que la vieille forêt mettra bien longtemps a reparer : tant de générations doivent se suivre pour fair~ u_n de ce: Vieux chenes: Quand la guerre a éclaté, on comment a conna1o:e 1. Argonne nous étions quelques fanatiques de la vieille France a signaler ces paysages sylvains, et il se créait, dans ce large bassin étendu de Vienne-le-Château au Four-de-Paris, une sorte de station estivale.
Des Parisiens, séduits par la grâce du val, avaient édifié des villas :
il en était à la Harazée (Pl. IX), idyllique hameau bâti au débouché du ravin de la Fontaine-aux-Charmes qui descend du coeur du fameux et tragique bois de la Grurie. La Harazée, c’est une poignée de maisons – c’était, faut-il dire sans doute, avec une chapelle, encadrées dans les grands arbres de la conque dessinée par l’ouverture de la Fontaine-aux-Channes. C’est maintenant un enfer, par l’incessante pluie des marmites, des bombes, des obus et des torpilles. Tout autour de ce qui fut le hameau, nos soldats ont profité de la raideur des pentes pour creuser des abris. La solitude délicieuse est bouleversée, coupée de tranchées ; aux abords des lignes, un réseau extravagant de fils de fer relie les arbres, remplit les fourrés, coupe tous les accès (Pl. XIV). Les promeneurs qui, jadis, se plaignaient des lianes et des ronces, ne se doutaient pas que des obstacles autrement inextricables interdiraient un jour l’accès de ces gorges profondes où des sentiers ombreux conduisaient à des rendez-vous de chasse ou de promenade :
Bagatelle, Fontaine-de-Madame, Fontaine-du-Mortier ou SaintHubert.
Et ces noms, qui évoquaient des coins pleins d’ombre et de silence, des rocs moussus, des bruits cristallins de ruisselets, n’éveillent désormais plus que des souvenirs de carnage, de tranchées criblées de projectiles, de mines explosant en projetant arbres, rochers et défenseurs.
Dans les halliers que parcouraient seuls autrefois les forestiers et les chasseurs, on ne s’aventure qu’avec prudence aujourd’hui.
Ceux qui fouillent le bois sont à la fois chasseurs et chassés, l’ennemi étant peut-être tout près de là. Voyez notre planche XI, on pourrait croire à quelque journée de grande chasse, à l’attente du passage du sanglier débusqué de sa bauge : c’est une tournée d’inspection, la visite des sentinelles, l’examen des obstacles qui ferment laies et layons.
Malgré le danger qui pèse et rôde sous la forme d’une attaque ou d’un bombardement, malgré la ruine des futaies que les forestiers surveillaient avec tant d’amour, tout n’est pas terrible dans ces tableaux guerriers des ravins de l’Argonne que les gens du pays appellent des échavées. Le creux de Saint-Hubert (Pl. XV),
malgré les tranchées profondes qui fouillent ses flancs, a longtemps garde pour nos soldats l’attrait du campement en pays lointain au cours de voyages d’aventures. Mais aujourd’hui ses grands arbres sont tombés, cette partie du bois de la Grurie est une de celles qui offre le plus lamentable aspect de désolation et de ruine.
La forêt saccagée, brisée, encombrée de branches, est un spectacle plus douloureux peut-être que celui d’un village détruit.
Et cepen~nt, combien est lugubre, saisissant d’horreur, le squeltte de ce qm fut le Four-de-Paris, joyau de la forêt. C’était un village ~dorable de grâ:e, groupant, au confluent de la Biesme et du ruiseau des Meurusons, d’archaïques logis de charbonniers et de bûcherons. remplaçant les verriers du vieux temps, et de villas coquettes é~fiées par les Parisiens. Une humble église dressait son .camparule sur ce groupe d’habitations partagé entre deux provmces, Champagne et Lorraine, trois communes : Vienne le-Château, la Chalade et Boureuilles ; 120 habitants vivaient en paix, malgré les frontières qui découpaient leur petit domaine.
l Le Four-de-Paris évoque, par son nom, le passé de l’Argonne, quand la vallée de la Biesme était peuplée de fours à verre dont les maitres verriers, anoblis pour les services rendus par leur j industrie, avaient le droit de porter l’épée.
De ces verreries, il ne reste que celle de la Chalade et le nom gardé par quelques lieux-dits, comme le Four-des-Moines, aujourd’hui maison forestière (Pl. XX), près de laquelle un violent combat se poursuivit pendant les journées des 13 et 14 juillet 1915.
l Dans cette région, la forêt a été particulièrement dévastée ; il i n’est guère d’arbres dont la cime ou les maîtresses branches n’aient été amputées (Pl. XIX); ceux qui ont vu jadis ces grands j horizons sylvains, ces moutonnements infinis de futaies, ne j reconnaîtraient plus le paysage ainsi dépouillé de sa parure.

LE DÉFILÉ DE LA CHALADE

Le Four-de-Paris, c’est le coeur de l’Argonne méridionale.
Par là, Varennes et la vallee de !’Aire communiquent directement avec la vallée de l’Aisne, à Vienne-la-Ville. Un chemin remonte dans l’échavée profonde. Il a vu bien des combats, lui aussi; luttes acharnées, mais obscures, que l’on connaîtra plus tard, et dans lesquelles tant d’hér01sme s’est dépensé. Ce chemin de Varennes n’est pas celui que suivirent Louis XVI et la famille royale; sans doute n’existait-il alors qu’à l’état de sentier impraticable aux carrosses. La fuite emprunta la route de Verdun par les Islettes.
Le chemin, après avoir atteint la tête de la gorge des Meurîssons, traverse les parties les plus élevées de la forêt et croise un chemin antique amélioré et utilisé de nos Üours, ancienne voie romaine, puis, au Moyen Age, route cavalière qui lui a valu son nom de Haute-Chevauchée. Partant de la vallée de l’Aire, qui va se replier par le défi.lé de Grandpré, la Haute-Chevauchée aboutit au défilé des Islettes ; elle traverse, dans ce parcours, le bois devenu fameux de Courte-Chausse et passe au pied du monticule de la Fille-Morte, non moins célèbre à cause des luttes acharnées qui se livrent sur la cote 285. Traversant ensuite les bois de la Chalade, la Haute-Chevauchée passe au Four-des-Moines, au-delà duquel aucun événement militaire n’eut lieu.
Avec ses toits en bardeaux et les poutrelles apparentes de ses murs, la Chalade donne un peu l’impression d’un village alpestre. Des vergers de pommiers, des cultures, quelques prairies revêtent les pentes d’où les vues sont étendues sur la forêt et la vallée. Trois ravins aboutissent aux abords du village (Pl. XXI) ; l’un d’eux est doté d’une bonne route forestière conduisant au Fourdes-Moines.
Tous les autres villages de la vallée servent au cantonnement des troupes : le Claon, et Florent, qui lui fait face sur une colline de la rive gauche, le Neufour, les Islettes qui, tous, possèdent de belles prairies et sont entourés de vergers de cerisiers à kirsch.

LE DÉFILÉ DES ISLETTES

Les Islettes (Pl. XXIII) sont le centre le plus populeux de l’Argonne, chef-lieu d’une commune de 1.600 âmes; elle en a plus de 1 .000 dans re ci. ta.c lin . Le paysage est ampl e et l · eux grâce au débouché d un ruisseau venant des environs de l ae::non~-en-Argonne et dont le val constitu? l~ défilé des lsl~~es. Ï La route de Sainte-Menehould – _de Pans _a Verdun – s ele- 1 vant par les pentes raides de. la cc:ite de Biesme, desce~d aux Islettes où elle croise le cherrun qui_ dessert toute la vallee; elle : remonte le vallon adjacent pour attemdre Clermont-en-Argonne.
i.·: Ce croisement de chemins a fait l’importance des Islettes ; le chemin de fer de Verdun, parallèle à la ro~te, a. accru la valeur  du lieu. Les villages de la Biesme sont tnbutaires des hlettes pour leurs communications ; c’est à sa gare. que les bois n~ grande partie de la forêt sont embarqués. Au point de vue. militaire, l unl.’.: portance du lieu est plus grande encore : qui est II?a1tre _des Islettes possède les voies d’accès à Verdun. On conçoit maintenant les efforts allemands pour atteindre le bourg.

CLERMONT-EN-ARGONNE

Nos illustrations ne dépassent pas en forêt d’Argonne ce point vital des Islettes ; la dernière planche est consacrée à ce qui fut une des plus pittoresques et séduisantes petites villes de France : Clermont en-Argonne. C’était un centre bien menu, malgré son rang citadin (moins de 900 habitants dans l’agglomération, une centaine d’autres dans les fermes), mais elle avait gardé, de son passé féodal et princier, des constructions et une allure qui en faisaient le site le plus saisissant du chemin de fer de Verdun. Elle était la capitale d’un petit pays appartenant au chef de la maison de Condé. Les comtes de Clermont, dont il est si souvent question dans notre histoire, en étaient seigneurs. Ils avaient là, jusqu’a la Révolution, tous les services du baillage d’Argonne. 1789 lui porta un coup funeste, que la suppression du roulage a accentué. Clermont n’avait pas hier la moitié de la population qu’elle eut sous l’ancien regime. Aujourd’hui, elle n’est plus. Sans raison, sans excuse de bataille, les Allemands ont systématiquement brûlé l’humble ville; l’hôpital a survécu.
Combien elle était coquette et avenante, la bourgade aux logis de pierres de taille contrastant avec le colombage des villages d’Argonne et de quelques quartiers infiniment curieux bordant une rue en escalier! Elle attirait les visiteurs séduits par l’allure aimable du lieu et surtout par les immenses horizons dont on jouit du sommet du promontoire couronne par la chapelle Sainte Anne.
Notre planche XXIV rend bien ce panorama superbe sur des campagnes verdoyantes : la belle vallée de l’Aire, tapissée de prairies et dominée au fond par une haute colline isolée, coiffée d’un village aux toits rouges. Ce village, devenu célèbre entre tous, c’est ce Vauquois que se disputent Français et Allemands, accrochés parmi des ruines de ruines, au sein de caves que les mineurs cherchent sans cesse à faire sauter.
ARDOUIN-DUMAZET

 

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